Le corps de la peinture

Isabelle Chatelet

« Fabula de lineis et coloribus », disait Heinrich Wölfflin du différend qui avait naguère opposé les tenants du dessin et ceux de la couleur. En chacune de ses œuvres, la peinture de Bert Rückert semble recréer ce conflit historique à l’échelle de la toile dont les dimensions, dépassant souvent la taille humaine, en font une scène épique.

Au champ de cette bataille qui se déploie parfois sur deux ou trois pans, la nappe de bleu, le jet de minium, l’éclaboussure sanguine, la traînée laiteuse, la brume jaune teintée de vert acide se cognent, se recouvrent et se mêlent. Ici le pourpre est cérusé, là le rose a épaissi en écume grise, mousseuse, presque violette ; ailleurs des lames d’outremer ont gagné sur le rouge, encore apparent. La couleur a échappé au pinceau, aux poils de la brosse. Elle s’est répandue, étalée, comme mue par sa propre masse, libérée du geste de la main, balayant la surface jusqu’à la tremper, l’immerger. Elle l’a envahie par flaques, épaisses ou translucides, et creusé un fond d’où affleurent par intermittences des aspérités, grains du pigment, amas coagulés, fibres tissées.

Mais de ce joyeux tumulte sans plus de centre de gravité, dispersant le regard dans la multitude des événements qui le créent – chocs des teintes, contrastes des densités et de la fluidité, des aplats et des giclées –, s’impose, sponte sua, une stabilité. Là même où le désordre, inscrit par des mouvements divergents, continue d’agiter la contemplation un sens s’indique : disegno. Ce n’est pas celui de quelques formes rescapées, ovale des pétales d’une fleur silhouettée, dans les dessous de la teinte, ou cercle en surimpression, inachevé, marque d’un objet déposé. Elles participent, ces formes, ces courbes, à la mêlée. Non, le disegno émerge de la rencontre des masses, de son rythme syncopé par une bande latérale uniforme ou par des transversales qui découpent des zones, des plages, instaurant un bas et un haut, rappelant les limites du cadre et y reconduisant. Alors l’œil se dégage du foisonnement de la texture et s’apaise dans l’unité ressaisie du rectangle de la toile. Pour mieux y retourner. Car l’abstraction trouve dans les œuvres de Bert Rückert l’éclat de la fête.